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vendredi 10 décembre 2021

Prendre le train en marche 5

 

   Tu sais que mon beau-frère est commandant d’un navire et qu’il s’absente toujours pour deux à trois semaines au moins. Or, ma sœur doit impérativement subir une opération chirurgicale cet été.

    Évelyne se pencha vers lui.

    – C’est grave ?

    – Non, c’est juste un kyste qui devient un peu gros. Mais elle a déjà reculé plusieurs fois l’échéance, alors cela devient gênant, son médecin l’a obligée à prendre un rendez-vous ferme à la clinique.

    – Et alors ?

    – Il n’y avait qu’une date possible. Le problème vient de ses enfants qu’elle doit confier à quelqu’un car son mari sera absent à cette période-là.

    – Et bien sûr, toi, tu seras là. En quoi cela me concerne-t-il ?

    – Eh bien, cela remet en cause nos projets, car je dois les recevoir à ce moment-là chez moi.

    Évelyne resta muette quelques instants. Patrick la regardait anxieusement, mais, à sa grande surprise, elle ne semblait pas affectée. Elle réfléchissait intensément, regard fixe, sourire en coin.

    – Prendre le train en marche. Tu sais ? J’ai l’habitude. Que dirais-tu d’une gouvernante à domicile pour dorloter tes neveux ?

    – Mais… Que vont penser les enfants ? Et leurs parents ?

    – N’est-ce pas l’occasion de  rendre notre relation officielle ?

    – Mais alors…

    – Oui, je serais très honorée d’entrer dans ta famille.

    – Alors…Tu voudrais bien … m’épouser ?

    – Oui, évidemment. Et nous avons juste assez de temps pour être mariés avant le 15 août, et recevoir tes neveux chez nous. Mais nous devons nous organiser dès à présent : trouver un endroit, inviter tout le monde, commander le curé, le maire, le repas, la musique.

    Patrick, éberlué, la regardait prendre son carnet, son crayon, et commencer à inscrire la liste des choses à faire d’ici-là.

 

    Ils se marièrent le 10 août, par un superbe après-midi ensoleillé, et ils furent très heureux pendant quinze jours, avec les neveux de Patrick.

 

    Je peux vous dire qu’ils furent très heureux aussi après.

mercredi 8 décembre 2021

Prendre le train en marche 4

    Lorsqu’elle pénétra dans la gare, il était déjà là, évidemment. Très calme, il attendait, debout à côté de sa valise, tourné dans sa direction. En s’approchant de lui, elle s’étonna de n’avoir jamais remarqué qu’il était plutôt petit. Elle le trouvait pourtant rassurant, même un peu protecteur, ce qui, bizarrement, la touchait plus qu’elle ne voulait le laisser paraître. Au milieu des gens qui se hâtaient en tous sens, il restait immobile, indifférent à l’agitation générale. Dès qu’elle fut assez proche de lui, elle discerna son sourire. Il la regardait avec infiniment de bienveillance. Il était heureux de la voir. Elle comprit à cet instant qu’il prenait la place la plus importante au milieu de tout ce qui comptait dans sa vie. Elle déposa son bagage au sol et jeta ses bras autour de son cou. Lorsqu’elle le lâcha, elle était rose d’émotion, surprise elle-même de son geste.

    Même moi, j’en suis encore stupéfaite. Qui aurait pensé à une attitude aussi spontanément affectueuse de la part de ma cousine ?

 

    Le chef de gare siffla. Patrick prit les deux valises, les déposa dans la voiture. Puis il se retourna vers Évelyne, la saisit sous le bras et l’aida à monter. Elle sauta les trois marches du wagon sans effort apparent. Quelle légèreté ! Légèreté et élégance.  Elle ne portait rien de précieux ou de très sophistiqué, mais elle avait l’art d’associer les couleurs qui lui seyaient, de nouer son foulard d’une manière très personnelle. Il la regarda marcher devant lui, cherchant dans les compartiments deux places disponibles. Elle passait la tête dans la porte, demandait gentiment si deux places étaient libres. On lui répondait avec le sourire. Sa courtoisie joyeuse était communicative. Elle remerciait. Un regard expressif vers lui en même temps qu’un haussement d’épaule résigné, et elle reprenait sa quête.

    Enfin, ils s’assirent l’un près de l’autre.

 — Prends le côté fenêtre, ce sera plus agréable.

 — Merci c’est aimable à toi, répondit-elle.

 Elle s’installa, jeta un coup d’œil au dehors, se tourna vers lui.

— C’est la première fois qu’on m’aide à monter dans un train.

— Cela te déplaît ?

— Oh non. Au contraire, j’aime beaucoup. Cela me change de mon adolescence où j’étais toujours en retard, et que je prenais le train en marche. 

     Il lui prit la main et la garda dans les siennes. Elle trouva cela très doux. Elle se laissait apprivoiser.

    C’est ainsi qu’Evelyne et Patrick débutèrent ce que il est convenu d’appeler une histoire d’amour.

    Le samedi se déroula comme à leur ordinaire. Pourtant, le climat avait changé. D’abord parce que le printemps répandait fleurs nouvelles et chants d’oiseaux, puis parce que le ton de la conversation de nos tourtereaux se faisait plus complice, plus attentionné. Le dimanche leur sembla plus court que d’ordinaire. Est-ce parce que les jours allongeaient en cette fin mars, ou…

    N’extrapolons pas.

    Toujours est-il qu’ils s’étaient mis d’accord pour une date et un lieu de vacances ensemble. Où ? Je ne le sais pas et vous ne le saurez jamais non plus, d’ailleurs, car comme le veut l’adage : « L’homme propose et… ». En revanche, quand ? Vous verrez.

 

    Les semaines passèrent sereinement au travail et avec Patrick. L’été se rapprochait. On parlait vacances à la pause déjeuner. Catherine, Chantal et Jacqueline avaient des projets aussi différents que leurs personnalités. Chantal rejoindrait un groupe de jeunes sur un chantier archéologique au fin fond de la Turquie, pour Catherine se serait barbe-queue, baignade, bronzage sur une plage méditerranéenne avec sa tribu, tandis que Jacqueline s’était inscrite sur un safari photos en Zambie.

— Et toi, Évelyne, ce sera quoi, tes vacances ?

— Patrick et moi avons décidé de passer deux semaines à partir du 15 août dans un lieu que nous ne communiquerons pas, car ce sera pour nous une sorte de test de vie à deux.

— Alors, c’est sérieux ?

— On dirait.

— Tu caches bien ton jeu. C’est une surprise pour nous qui te trouvons si indépendante. Il doit être formidable ce Patrick pour t’avoir prise ainsi dans ses filets.

— Je n’en reviens pas moi-même. Mais Patrick est quelqu’un de très particulier. Plus je le connais, plus il me plaît.

— Alors bonne chance à toi !

Les quatre amies se séparèrent pour rejoindre leurs bureaux.

Quand Évelyne pénétra dans le sien, le téléphone sonnait. La standardiste lui passa Patrick.

— Bonjour Évelyne. Excuse-moi de te déranger, mais j’aurais quelque chose à te demander. Pourrions-nous nous voir ce soir ?

— Rien de grave ?

— Non, rien de grave, seulement très important.

— OK. À ce soir, donc.

Évelyne était perplexe car elle avait perçu du souci dans la voix de Patrick. De quoi s’agissait-il ?

 

    Ma cousine n’était pas le genre de fille à s’appesantir sur ses préoccupations quand l’heure demandait son attention sur d’autres sujets. Elle reprit donc son travail, mais elle ne put se défendre contre une inquiétude sourde. La concentration sur ses tâches parvinrent difficilement à l’en distraire. Il fallait bien admettre qu’elle commençait à ressentir une réelle affection pour Patrick et qu’elle n’aimait pas l’idée qu’il puisse avoir des problèmes ou des ennuis.

 

    Quand la journée prit fin, elle attrapa vivement son sac à main et sortit rapidement. Patrick l’attendait sur le trottoir.

— Allons prendre un rafraîchissement.

    Ils s’installèrent à la terrasse d’un café. Avril caressait la ville de ses effluves de fraîcheur et d’herbe tondue.

— Je ne sais pas ce que tu veux me dire, mais c’est pour moi une occasion de partager cette soirée avec toi, il fait si bon !

    Évelyne fait partie de ces gens qui savent prendre les petits instants de la vie comme des cadeaux. Ah ! Patrick, tu es peut-être très particulier, comme elle dit, mais sache reconnaître la chance que tu as de plaire à ma cousine.

— Je suis très ennuyé. 

mercredi 1 décembre 2021

Prendre le train an marche 3

 Patrick, se sentant découvert, ne pouvait plus reculer.

– Non, tout va bien mais je voudrais te demander quelque chose.

Evelyne le regarda fixement. Que voulait-il ? Un service ? Il n’y avait pas lieu de craindre sa réponse. Elle accepterait sans hésiter. Elle adorerait lui rendre service.

– … ensemble ? …Tu ne m’as pas écouté ?

– Heu, si. Mais je n’ai pas tout compris.

– C’est pourtant simple : vivre ensemble ! Je te demande si tu voudrais que nous vivions ensemble. 

Evelyne fut surprise. Elle était loin de cela. Elle n’y avait jamais pensé. Elle s’était installée confortablement dans cette relation qui complétait sa vie, la profession d’une part, le cœur de l’autre. Pourtant, quand elle y avait réfléchi, durant ses rares moments d’inaction, elle avait bien dû admettre qu’elle serait vraiment triste s’ils devaient se séparer.  Patrick avait pris une place plus importante qu’elle ne l’aurait cru dans son esprit. Cette demande méritait réflexion.

– Écoute… Tu me prends au dépourvu… Jusqu’à aujourd’hui, je suivais mon bonhomme de chemin sans me poser de question. Je me sens bien. Mais c’est vrai, si je suis honnête avec moi-même, je dois dire que je me sens encore mieux ces derniers temps, c’est à dire en fait, depuis que je te connais…

– A la bonne heure ! Alors, c’est oui ?

– Ecoute, je ne sais pas. Il faut que je réfléchisse. »

– OK, OK. Je ne te bouscule pas. Nous en reparlerons dans quelques temps. »

 

Au travail, elle se fit des copines. Il y eut Catherine la comptable, puis Chantal l’assistante du DG et Jacqueline la maquettiste. Cette complicité l’aida à s’opposer aux attaques perfides de Régis Valdeau. En particulier le jour où il « oublia » de l’avertir de la décision du DG d’avancer de deux jours la présentation du nouveau projet car leur client principal était de passage plus tôt que prévu. Heureusement, un soir, en se rendant toutes les trois à l’arrêt du bus, Chantal commença à rouspéter à propos de la pression engendrée par l’urgence du dossier « Le réveil musical ».

– Pourquoi, l’urgence ? s’informa Evelyne.

– Eh bien parce que je me croyais en avance. Résultat, le patron veut tout sur son bureau deux jours plus tôt !

– Mais, je ne suis pas au courant !

– Comment, Valdeau ne t’as rien dit ? C’est ton patron pourtant.

– Non, je ne sais rien. Mais pas de panique : j’ai pratiquement terminé pour ce qui me concerne. Pourtant, heureusement qu’on en parle, les copines ! Je vais m’organiser pour donner la priorité à ce dossier-là, ça m’évitera de passer la nuit au bureau pour peaufiner les derniers détails.  Car j’imagine que ce pourri de Valdeau me l’aurait dit quand même, mais assez tard pour que ça me perturbe. Je ne sais pas ce que je lui ai fait à celui-là, mais il ne rate pas une occasion de me nuire.

– On prétend en coulisse que tu aurais obtenu le poste qu’il convoitait pour son neveu. Tu sais, celui qui arrive toujours le premier aux réunions. C’est un bon professionnel, mais il manque d’un petit quelque chose que tu dois avoir si le boss t’a choisie toi.

En arrivant chez elle, encore effarée de la malveillance de Valdeau, Evelyne releva machinalement son courrier. Il n’y avait qu’une enveloppe. Elle ne regarda même pas d’où elle venait. Ce fut seulement lorsqu’elle fut débarrassée de ses clés, de son sac et de son manteau qu’elle l’ouvrit. Elle n’avait pas remarqué l’écriture de Patrick sur l’enveloppe, qu'elle ne connaissait pas, mais la signature, au bas de la missive, ne laissait aucun doute. Pourquoi lui écrivait-il ? Ils s’étaient vus la veille encore à midi. Ils devaient se retrouver dimanche. Elle lut :

« Chère Évelyne,

Tu dois être surprise de cette missive. Mais dans certains cas, un peu de solennité s’impose. Ainsi donc, je souhaite t’inviter dès à présent à passer deux semaines durant les congés d’été avec moi, sur la destination que nous choisirons ensemble.

J’ai cru comprendre que tu n’étais pas prête à partager complètement ta vie avec moi et j’ai pensé à cette solution intermédiaire. Elle nous permettra de mieux nous connaître au quotidien sur une courte période.

Donne-moi ta réponse dimanche.

Je suis impatient de te retrouver…

 

Evelyne resta pensive un moment. En lisant les mots de Patrick, elle en avait oublié la méchanceté de Valdeau. Elle prit alors conscience de l’influence que Patrick avait sur elle. D’une part, elle sentait l’étau sentimental se resserrer sur son cœur de  jeune fille indépendante et d’autre part, bizarrement, cela lui convenait totalement. Bien sûr, elle accepterait son invitation. Où pourraient-ils passer leurs vacances ?

Evelyne se mit à chantonner en préparant son dîner. Demain serait un autre jour qu’elle débuterait tôt afin de travailler sur le dossier « Le réveil musical » et on verrait ce qu’on verrait !

 

Ce jeudi soir, Evelyne croisa Régis Valdeau en sortant de l’ascenseur.

— Ah ! Evelyne, je vous cherchais.

– Je n’ai pas quitté mon bureau, monsieur.

– Je sais, je sais. J’ai été très occupé toute cette semaine. Je n’ai pas eu le temps de vous informer. Le patron demande que le dossier « Le réveil musical » soit bouclé lundi. Le client arrive mercredi au lieu de vendredi.

– C’est aimable de m’avertir. A propos, je voulais vous demander l’autorisation de sortir une heure en avance vendredi soir car je devrai prendre un train plus tôt que je ne pensais.

– Je n’ai aucune objection sous réserve que vous ayez terminé votre partie du dossier. Je le veux sur mon bureau avant votre départ.

– Il n’y a aucun problème à ce sujet : je viens de passer chez votre secrétaire pour le lui remettre justement. J’ai légèrement décalé mes autres dossiers pour achever celui-ci. Bonne soirée, monsieur. 

Imaginez la tête du petit chef ! Bouche bée, yeux ronds, mains crispées sur son revers de veste, devant l’ascenseur qui venait de se refermer.

J’en souris moi-même en vous le racontant.

 

Le vendredi soir, Évelyne ferma la porte de son bureau et quitta son travail d’un pas léger. Elle devait retrouver Patrick sur le quai, juste devant le train. Aujourd’hui, il n’était pas question de le prendre en marche.


jeudi 25 novembre 2021

Prendre le train en marche 2

     Donc elle rencontra Patrick. Où ? Quand ? Comment ? Je ne l’ai jamais su et d’ailleurs cela n’a pas d’importance. Il lui fit une cour discrète, tellement discrète qu’elle ne s’en aperçut pas tout de suite. Il lui cédait son tour dans la file d’attente du restaurant qu’ils fréquentaient à midi, il lui demandait la permission de s’asseoir à sa table. Elle en éprouvait du plaisir car sa conversation était distrayante et son humeur toujours joyeuse. Mais son esprit à elle, rempli par ses tâches et ses projets professionnels, ne s’attardait pas à l’attitude amicale de Patrick : il ne faisait pas partie de ses projets. Quand il finit par l’inviter à dîner, elle sursauta. Il fut surpris de sa réaction. Elle va refuser, pensa-t-il. Elle le regarda, incrédule : il se moque de moi ? Il reprit : 

— Accepteriez-vous de dîner avec moi demain soir ? 

– Pourquoi pas. »

    Ils s’accordèrent sur l’heure et le lieu de leur rendez-vous, échangèrent leur numéro de téléphone. Elle consulta sa montre, et poussa un petit cri :  Je vais être en retard !  Elle attrapa son sac et s’éclipsa.

 

    Elle escalada les escaliers et arriva en salle de réunion pile à l’heure. Lorsqu’elle entra, le sourire narquois de Régis Valdeau  s’effaça, remplacé par un long soupir de  déception. Il ne la prendrait pas en faute encore aujourd’hui, mais elle ne perdait rien pour attendre. Or, ainsi que vous connaissez Evelyne, elle avait intercepté le changement de mimique de son collègue et immédiatement compris qu’elle devait le redouter. Elle se promit de ne lui laisser aucune occasion de la mettre en difficulté. Comme de coutume, elle remplit parfaitement son rôle, ses interventions furent jugées judicieuses. La journée se termina sans encombre.

 

    Le lendemain après-midi, son téléphone sonna sur son bureau. Elle avait pourtant demandé qu’on ne lui transmette aucun appel Elle ne décrocha pas. Tellement absorbée par son travail depuis le matin, elle n’était même pas sortie se restaurer à midi. Quand enfin elle passa devant la standardiste, celle-ci l’interpella poliment :

    — Un certain Patrick a insisté pour que je note son message. 

    Evelyne prit la feuille de papier qu’on lui tendait et lut : « J’espère que vous allez bien. Je ne vous ai pas vue à déjeuner. Rappelez-moi pour confirmer notre rendez-vous. » Patrick ! Elle l’avait oublié. Elle regarda l’heure. Elle avait juste le temps de faire un saut chez elle pour se changer. Elle se demanda s’il n’était pas trop tard pour le rappeler. Elle retourna dans son bureau.

       — Allô ? Patrick…. C’est Evelyne…. Oui, je vais très bien, merci… Un gros dossier m’a accaparée toute la journée, excusez-moi… Oui, bien sûr, je suis toujours d’accord pour ce soir… Très bien… A tout à l’heure alors. 

 

Je vous assure qu’il aurait été regrettable qu’elle manquât le rendez-vous car cette histoire n’aurait pas eu de suite!

 

    Patrick se montra sous un jour nouveau. D’intéressant, il devint drôle. De courtois, il devint attentionné. Ma cousine se surprit à sentir monter en elle comme un début de sentiment jusqu’ici inconnu. Quelques autres soirées suivirent, toujours très agréables. Elle appréciait de plus en plus sa compagnie. C’était réciproque apparemment. Ils prirent l’habitude de passer un week-end sur deux ensembles. Chaque nouveau rendez-vous voyait leur relation évoluer vers une douce habitude. La tendresse s’installait, émaillée de mots doux, de petites attentions affectueuses. Ils vivaient ces journées hors du temps à l’abri des vicissitudes du quotidien. Evelyne remarqua bientôt qu’elle attendait de plus en plus impatiemment ces samedi-là, mais elle refusa de s’y attarder. Ce rythme lui convenait parfaitement car elle souhaitait conserver une part de liberté absolue, voire de solitude. Enfin, c’est ce qu’elle prétendait.

 

    Au cours de l’un de ces week-ends, Patrick parut à Evelyne plus embarrassé qu’à l’ordinaire. Il lui sembla pensif, et même légèrement anxieux.

    – Que se passe-t-il, Patrick ? Tu parais inquiet.


mercredi 24 novembre 2021

Prendre le train en marche 1

 

Prendre le train en marche, Evelyne en avait l’habitude depuis son adolescence. A cette époque, elle habitait à plusieurs kilomètres du lycée et, malgré ses bonnes résolutions réitérées chaque soir, le lendemain matin, elle arrivait systématiquement sur le quai au moment où le train démarrait. Elle était devenue experte dans sa manière de sauter à l’intérieur du wagon et de rétablir son équilibre avec un naturel extraordinaire, s’installant tranquillement et commençant à deviser avec ses voisins comme si elle les connaissait depuis toujours. Cela ne serait plus possible aujourd’hui où les portes se referment hermétiquement avant l’ébranlement du convoi.

La vie donna à ma cousine bien d’autres occasions de montrer au monde en général et à vous, lecteurs, en particulier, avec quelle virtuosité elle savait s’engager dans une action déjà en marche.

 

Cette capacité remarquable lui valut, peu de temps après son arrivée dans l’entreprise qui l’avait embauchée, de remplacer au pied levé un collègue de façon tellement efficace qu’elle fut maintenue dans le poste, au grand dam des commères bien intentionnées et des représentants  syndicaux qui voyaient d’un mauvais œil leur petit train-train d’avancement de carrière bousculé.

 

Comme vous pouvez l’imaginer, elle n’eut pas que des amis dans l’entreprise. Elle n’eut pas non plus que des ennemis. Mais Régis Valdeau était l’un d’eux, et de taille. Pensez donc : bien que sa position hiérarchique lui donnât un certain pouvoir de décision, Monsieur Baldonneur, le DG, ne trouva pas nécessaire de le consulter dans cette affaire de promotion. Encore bien heureux qu’il l’en eût informé ! De quoi aurait-il eut l’air devant les employés s’il n’avait pas au moins une petite longueur d’avance sur eux ?

Décidément, ma cousine bousculait les codes. Et cela la réjouissait. Elle était dans le sens de la vie, dans l’action, dans l’avenir. Toujours à l’aise dans n’importe quelle situation, elle s’adapta très vite à sa nouvelle position. Elle se fit même des amis. Des amis comme ceux de Facebook, évidemment. Des gens qui acceptaient d’échanger avec elle des informations, des gens qui acceptaient sa collaboration, voire qui l’appréciaient.

 

Et le train de la vie poursuivit son chemin quelques années. Jusqu’au jour où elle rencontra Patrick. Là, l’histoire prit une autre tournure.

vendredi 19 novembre 2021

Haïkus : automne

 

T-shirt Pull-over

Rayons chaleureux vent frais

Automne hésitant

 

Transparence dorée

Le marronnier nu

Haute silhouette graphique


Farandole cuivrée

Le vent taquine le sous-bois

Craquent nos pas

 

 

Cris des écoliers

Sur le ciel encore azur

Dernier trait de soleil

 

Humus odorant

Obscurité palpitante

Le brame du grand cerf

 

Pluie fine et petit vent

La rue luit faiblement

Liquide horizon

 

Tristesse des jours gris

Le village emmitouflé

Une silhouette floue s’estompe

mercredi 13 octobre 2021

Chez le petit homme en blouse grise

 
Entrer dans cette caverne d’Ali Baba excitait toujours ma curiosité, comme si l’accès à ce lieu relevait d’une sorte d’aventure. C’était un espace tout en longueur éclairé d’un néon à la lumière froide et strictement utile ; on y entrait par l’un des petits côtés de ce grand rectangle et l’on en sortait par la même porte. Une fois à l’intérieur, le regard se perdait tout au fond, par-dessus de grands sacs et des cartons empilés dans un ordre qu’on avait voulu adapté tant bien que mal à leurs formes et à leurs dimensions. Un immense comptoir occupait presque toute la longueur, ne laissant à chaque extrémité que le passage d’une seule personne à condition que celle-ci s’y engageât de profil et ne possédât pas un ventre trop proéminant. Ce comptoir était fermé au-dessus par des rabats vitrés exposant et protégeant à la fois les articles les plus précieux du magasin.

Généralement, plusieurs clients attendaient leur tour derrière celui qui se faisait servir à ce moment-là. Il était intéressant d’observer ce que chacun était venu y chercher. Cela allait de cinq cents grammes de pointes à tapisser, à une savonnette et du shampooing, en passant par deux mètres de toile cirée ou un gros pot de colle à tissu. Derrière le comptoir, des étagères cloisonnées en cases de différents volumes montaient jusqu’au plafond depuis un meuble à multiples tiroirs. Chaque compartiment ouvert ou fermé était étiqueté.

J’attendais mon tour sans impatience tant le ballet du petit homme en blouse grise derrière son immense comptoir valait à lui seul le déplacement. Il semblait glisser d’un bout à l’autre, ouvrant un tiroir, se retournant et étendant le bras vers une case située derrière lui. Il déposait l’article demandé devant le client, renseignait celui-ci sur ses qualités ou sur son bon usage, notait son prix sur une des feuilles volantes empilées devant lui, effectuait ses additions, les vérifiait sur sa caisse enregistreuse dont le tiroir s’ouvrait automatiquement avec un bruit de sonnette ; on le payait en espèces.

On pouvait lui demander presque tout ce qui n’était pas alimentaire ou vestimentaire. Si on ne savait pas exactement ce qui résoudrait un problème d’entretien, de décoration ou de réparation, il suffisait de lui décrire ce que l’on souhaitait faire pour qu’il propose le produit miracle ou l’objet indispensable. Dès que l’article désiré était identifié, le petit homme en blouse grise se dirigeait immédiatement et sans aucune hésitation vers son emplacement.

La fantaisie semblait exclue de cet univers rigoureusement ordonné car la plus grande partie des marchandises relevait de l’entretien ou du bricolage. Enfin, quand je dis bricolage… certains artisans qui ne trouvaient leur bonheur que dans l’antre du petit homme en blouse grise me reprendraient vertement pour ce vocable très mal choisi pour parler de leur art ! Car colle, produits nettoyants, dissolvants, protecteurs, couvrants, outils spécifiques pour serrer, visser, limer, percer, scier, découper, mesurer petites ou grandes longueurs, rouleaux adhésifs, de fil de fer, de fil électrique, clous, vis, boutons de tiroirs, interrupteurs, douilles, ampoules, piles etc qui leur étaient utiles dans l’exercice de leur métier se trouvaient à coup sûr chez le petit homme en blouse grise ; au besoin, il était possible d’en commander en quantité.

Et pourtant ! On rencontrait aussi, dans cette caverne, des dames, jeunes ou moins jeunes, choisissant un fard à paupière ou demandant le nouveau parfum d’une marque connue, des ados réclamant le gel superstrong indispensable à la bonne tenue de leur crête alors à la mode, des enfants accompagnant les adultes et attirés par des pistolets à eau ou des baudruches, des personnes en quête d’un coffret original ou d’une petite lampe de chevet. Le petit homme en blouse grise, sérieux mais courtois soulevait alors les vitrines de son comptoir pour en extirper les articles les plus précieux.

Chaque fois que j’entrais dans la droguerie-quincaillerie de monsieur Desloges, ma curiosité n’était jamais déçue car j’y découvrais toujours un objet dont j’ignorais l’existence et c’était pour moi un émerveillement devant une telle quantité de choses, certaines minuscules, d’autres plus volumineuses, toutes rangées minutieusement, évidemment répertoriées avec soin, dont la gestion me semblait un exploit.